Le tact pédagogique (Gauthier, 2019) ou comment allier théorie et pratique au service de la réussite du plus grand nombre d’élèves

Le tact pédagogique (Gauthier, 2019) ou comment allier théorie et pratique au service de la réussite du plus grand nombre d’élèves

Marie Bocquillon, Université de Mons (marie.bocquillon@umons.ac.be)

Comment adapter les pratiques pédagogiques fondées sur des données probantes, dont fait partie l’enseignement explicite, et la réalité d’une classe dans toutes ses multiples dimensions, ou plus globalement, comment allier “théorie” et “pratique” ? Il s’agit d’une question légitime régulièrement posée par les enseignants et les formateurs d’enseignants qui participent à nos formations. Une nouvelle publication de Gauthier (2019) répond à cette question grâce à la notion de “tact pédagogique” empruntée à Herbart.

Cette nouvelle publication de Gauthier (2019) constitue un prolongement intéressant de certaines idées qu’il avait déjà développées avec ses collègues dans leurs ouvrages de 2013 (“Enseignement explicite et réussite des élèves”) et de 2017 (“L’enseignement explicite des comportements”).  Nous profitons de la publication de ce nouveau texte de Gauthier (2019) pour proposer une brève synthèse personnelle et intégrée de la manière dont cette notion de tact pédagogique traverse les écrits de l’équipe de Gauthier, de 2013 à nos jours, ce qui constitue, selon nous, une piste importante pour favoriser la réussite du plus grand nombre d’élèves.

Pour Gauthier et ses collègues (2013), l’acte d’enseigner comporte à la fois une part de singulier et une part de régulier/stabilité. La part de singulier renvoie aux caractéristiques du métier d’enseignant mises en évidence par Doyle (1986) et qui rendent bien compte du caractère complexe de ce métier : 1) multidimensionnalité; 2) simultanéité ;  3) immédiateté  ; 4) imprévisibilité ; 5) visibilité ; 6) historicité. Ainsi, plusieurs événements de natures multiples (intellectuels, émotionnels, sociaux…) se déroulent rapidement et simultanément et pour une part de manière imprévisible. Par ailleurs, les décisions de l’enseignement sont publiquement visibles et ont un impact sur le cours des actions futures.

Cette part de singulier a été gonflée par certaines critiques des recherches sur l’efficacité de l’enseignement basant leur argumentation sur le fait que « tout est contextuel et situé, et que, par conséquent, toute forme de généralisation tirée de la recherche est non pertinente ou impossible » (Ibid, p. 67). D’autres auteurs mettent en évidence la partie stable de l’acte d’enseigner où tout ne change pas sans arrêt. C’est le cas de Durand (1996) qui précise que les contraintes de la situation d’enseignement-apprentissage sont relativement identiques d’une classe à l’autre. De même, Gauthier et ses collègues (2013) soulignent que l’organisation de la classe est relativement semblable depuis le 17ème siècle. En effet, la classe est caractérisée par la présence d’un enseignant dans un espace donné ayant pour fonction d’instruire et d’éduquer un groupe d’élèves (dont la présence est en général obligatoire) pendant une période donnée et à partir d’un programme. Ainsi, pour ces auteurs, « à des contraintes semblables répondent aussi des solutions semblables. C’est pourquoi les enseignants ne peuvent réinventer leur pédagogie à tout instant. Ils reproduisent certaines pratiques qui leur semblent fonctionner » (p. 68). Ce sont justement ces pratiques que les recherches sur les pratiques d’enseignement efficaces ont étudié afin de déterminer lesquelles permettent à tous les élèves de progresser. Dit autrement,

il est évident qu’on ne peut faire l’économie du contexte et, en ce sens, le régulier est toujours coloré par le contexte d’une certaine manière. En revanche, le contexte ne doit pas nous faire oublier que tout n’est pas que contingence et différence dans l’enseignement. Il y a une structure relativement stable à partir de laquelle il est possible de dégager des pratiques qui sont efficaces et semblent transcender jusqu’à un certain point les différences culturelles (Ibid, p. 69).

Par ailleurs, tout en mettant l’accent sur la partie stable de l’acte d’enseigner, Bissonnette et ses collègues (2017) expliquent aussi qu’au-delà de la méthode, il y a la manière.  Ainsi, pour ces auteurs, la gestion des comportements des élèves ne peut être réduite à sa seule dimension technique. L’enseignant doit exercer des jugements subtils :

 A travers telle ou telle technique déployée pour gérer la conduite des élèves, à travers ce que l’enseignant « doit faire ou éviter » au regard de chacune des […] attitudes professionnelles, il y a une manière, un rapport à l’autre, aux élèves, qui se manifeste et se déploie. A travers la méthode, il y a donc la manière. La manière réside précisément dans cet espace subtil entre le trop et le trop peu. […] La manière cherche le moment favorable, l’intensité nécessaire, le geste approprié, la parole adéquate, l’agir raisonnable. Non codifiable, jamais assurée, car on ne sait pas avec certitude ce qu’est le favorable […] La manière résiste à l’algorithme et à la procéduralisation. […] A travers la méthode, il y a donc aussi une manière de pratiquer chacune des attitudes professionnelles. (pp. 192-193).

Dans son dernier texte, Gauthier (2019) emprunte la notion de tact pédagogique à Herbart pour désigner cet “espace subtil entre le trop et le trop peu” (Bissonnette & al., 2017, p. 192) et pour répondre à l’épineuse question de la relation entre théorie et pratique :

“Le tact se situe précisément entre la théorie et la pratique. On ne peut, souligne-t-il [Herbart], s’attendre à déduire de la théorie ce qui doit être fait dans tel cas précis de la pratique, car la théorie « néglige tout le détail, toutes les circonstances individuelles » (2007, p. 24) et, plus encore […] De même, on ne peut se fier davantage à l’expérience, car elle est forcément limitée aux cas rencontrés par un enseignant dans son contexte. Selon Herbart, l’expérience seule engendre forcément la routine au sens où elle est la répétition d’un éventail limité de solutions d’un même individu en réponse aux problèmes rencontrés dans sa situation. En conséquence, « la pratique seule […] ne donne qu’une expérience extrêmement bornée » (2007, p. 24). Si l’on ne peut chercher du côté de la théorie imparfaite ni du côté trop étroit de l’expérience, il faut donc s’appuyer sur autre chose, sur une sorte de moyen terme entre la théorie et la pratique. Le tact serait cette « faculté rapide de jugement et de décision » (Herbart, 2007, p. 25) et constitue en quelque sorte « le régulateur direct de la pratique » (Herbart, 2007, p. 25).” 

On constate, à la lecture des écrits de Gauthier et ses collègues, de 2013 à nos jours, qu’il est inutile et peu productif d’opposer « régulier » et « singulier », « technique » et « manière » ou encore “théorie” et “pratique”, comme c’est malheureusement trop souvent le cas dans le domaine de l’éducation.

Rappelons enfin que l’enseignement explicite est une théorie formalisée à partir de l’observation de la pratique de bon nombre d’enseignants de terrain et de l’étude de l’efficacité de cette pratique sur l’apprentissage de vrais élèves. Puisse cette théorie issue de la pratique être utilisée avec tact par les enseignants pour favoriser la réussite du plus grand nombre d’élèves.

Références

Bissonnette, S., Gauthier, C., & Castonguay, M. (2017). L’enseignement explicite des comportements. Pour une gestion efficace des élèves en classe et dans l’école. Montréal : Chenelière Education.

Durand, M. (1996). L’enseignement en milieu scolaire. Paris: Presses universitaires de France.

Gauthier, C. (2019). Le tact pédagogique.Formation et profession. 27(3), 121-124.http://dx.doi.org/10.18162/fp.2019.a187. Texte complet disponible en suivant ce lien

Gauthier, C., Bissonnette, S., & Richard, M. (2013). Enseignement explicite et réussite des élèves. La gestion des apprentissages. Bruxelles : De Boeck.

Pour citer ce texte :

Bocquillon, M. (2019). Le tact pédagogique (Gauthier, 2019) ou comment allier théorie et pratique au service de la réussite du plus grand nombre d’élèves. Université de Mons: Dépôt légal D/2019/9708/19. Texte disponible à l’adresse http://www.enseignementexplicite.be/WP/wordpress/index.php/2019/12/21/tact/